La vue de la ville de Kigali, la capitale du Rwanda, le 4 avril 2024
► Lors d’une cérémonie au Mémorial du génocide de Kigali le 7 avril, le président rwandais Paul Kagame a allumé une torche commémorative, une flamme du souvenir destinée à brûler pendant 100 jours en hommage solennel à la tragédie qui s’est produite il y a trois décennies.
Lors d’une cérémonie au Mémorial du génocide de Kigali le 7 avril, le président rwandais Paul Kagame a allumé une torche commémorative, une flamme du souvenir destinée à brûler pendant 100 jours en hommage solennel à la tragédie qui s’est produite il y a trois décennies.
Le 7 avril 1994, le Rwanda avait plongé dans l’obscurité lorsque près d’un million de Rwandais, principalement des Tutsis, sont devenues victimes de la barbarie en l’espace de trois mois. Les milices hutues ont déclenché une vague de terreur en battant, torturant, violant et assassinant des civils tutsis, dont de nombreuses femmes et enfants.
Le génocide, qui a déchiré des communautés de Hutus et de Tutsis qui partageaient la même langue et la même religion, trouve ses racines dans les politiques coloniales des puissances occidentales et les graines de la division ont été semées dans le cadre du procédé colonial consistant à « diviser pour mieux régner ».
« MEME NOUS NE POUVONS PAS NOUS DISTINGUER LES UNS DES AUTRES »
Niché au cœur de l’Afrique, le Rwanda est connu comme le « pays des mille collines ». Ses paysages à couper le souffle exhibent collines ondoyantes ornées de lacs sereins et de rivières sinueuses qui alimentent une végétation luxuriante.
Les communautés hutues et tutsies ont longtemps coexisté en tant que groupes ethniques prédominants. Les Hutus, essentiellement agriculteurs, constituent la majorité de la population, tandis que les Tutsis, la minorité la plus importante, pratiquent traditionnellement l’élevage. Depuis des générations, les deux communautés se sont mélangées, vivant dans des implantations mixtes et se mariant souvent entre elles.
« Avant l’arrivée des colonisateurs, les Rwandais vivaient en totale harmonie, les Hutus, les Tutsis et les Twas jouant chacun leur rôle dans la société », explique Jean-Baptiste Gasominari, un analyste politique rwandais.
Le destin du Rwanda a pris un tournant radical avec l’arrivée des colonisateurs européens, d’abord les Allemands puis les Belges, à la fin du XIXe siècle. Utilisant la ruse de la classification raciale, les colonisateurs ont brisé l’harmonie qui régnait depuis longtemps entre les deux groupes ethniques.
Selon cet artifice défectueux, les Européens se considéraient comme supérieurs aux Africains, désignant les Tutsis, dont les caractéristiques physiques étaient plus proches des leurs, comme « race supérieure » et les enrôlant comme mandataires de la gouvernance.
Les anthropologues occidentaux, dans leur quête de catégorisation et de contrôle, ont scruté les crânes, les traits du visage et les types de corps de la population indigène. Des différences minimes, telles que la longueur et la largeur du nez, étaient perçues comme des marqueurs ethniques. En conséquence, depuis 1933, les autorités coloniales belges ont imposé l’étiquetage des Rwandais comme « Hutu » ou « Tutsi » sur leurs cartes d’identité, ce qui a semé la discorde.
« Vous ne pouvez pas nous différencier, même nous ne pouvons pas nous distinguer les uns des autres », a assuré Laurent Nkongoli, à l’époque vice-président de l’Assemblée nationale, qui est Tutsi, à l’écrivain américain Philip Gourevitch, à qui il a confié avoir été traité comme « l’un d’entre eux » dans un quartier hutu.
« Les Hutus et les Tutsis étaient autrefois des classes sociales, mais les colonisateurs ont transformé ces identités en outils politiques », a déploré Ladislas Ngendahimana, secrétaire général de l’Association rwandaise des autorités gouvernementales locales.
UNE DIVISION CREEE PAR LES COLONISATEURS
L’universitaire ougandais Mahmood Mamdani s’est penché sur le stratagème utilisé par les puissances coloniales, connu sous le nom d’administration indirecte, une tactique qui visait non pas à éradiquer, mais à redéfinir les différences existantes entre les conquérants et les conquis.
Dans un premier temps, les colonisateurs ont tenté d’exercer un contrôle direct sur leurs colonies, mais ils se sont heurtés à une formidable résistance enracinée dans des traditions sociales bien ancrées.
Henry Maine, un juriste britannique, s’est appuyé sur le tristement célèbre système « diviser pour mieux régner » afin de sauver l’autorité britannique en Inde. Cette approche machiavélique exploite les divisions existantes au sein des populations locales, fondées sur la race, la langue, la culture et la religion. En cooptant des groupes sélectionnés et en formant des élites indigènes pour administrer le pouvoir colonial en leur nom, les colonisateurs entendaient détourner le ressentiment de leur propre personne.
A l’époque, cette pratique a aussi été pratiquée ailleurs, depuis la péninsule malaise sous contrôle britannique et l’Indonésie sous contrôle néerlandais, s’étendant progressivement à l’Egypte, au Soudan et à d’autres nations africaines.
Cependant, le « diviser pour mieux régner » a évolué au-delà de la simple polarisation des populations autochtones; il s’est transformé en un effort délibéré pour redéfinir l’Afrique. Les puissances occidentales ont élaboré des récits, fabriqué des cultures traditionnelles et déformé des vérités historiques pour justifier leur domination.
Au Rwanda, la manipulation coloniale s’est traduite par un traitement préférentiel des Tutsis dans les sphères militaires et politiques, tout en réprimant systématiquement les Hutus. La domination des Tutsis a été renforcée, les chefs hutus ont été remplacés et les possibilités d’éducation pour les jeunes Hutus ont été limitées.
« Les colonisateurs n’ont pas seulement exacerbé la division, ils l’ont créée », a dit M. Gasominari. « Il est difficile pour les colonisateurs de s’enraciner dans un pays unifié et pacifique, alors ils ont divisé les pays africains, nous ont affaiblis et nous ont pris nos minerais et notre or ».
LES COLONISES SE RETOURNENT LES UNS CONTRE LES AUTRES
Après la Seconde Guerre mondiale, l’administration coloniale belge, consciente de la vague de sentiment anti-colonial, a cherché à s’aligner avec la population hutue en plein essor, se positionnant comme arbitre dans les tensions ethniques croissantes.
« La dernière bataille du colonisé contre le colon, ce sera souvent celle des colonisés entre eux », a noté Frantz Fanon, écrivain et révolutionnaire français.
En 1959, la « révolution sociale » a éclaté au Rwanda, alors que le ressentiment des Hutus a débordé en violence contre les Tutsis. Des centaines de milliers de Tutsis, dont Paul Kagame, âgé de deux ans, ont été contraints à l’exil.
Alors que les autorités belges ont perdu leur contrôle sur le pouvoir, elles ont accordé leur soutien aux Hutus, ouvrant la voie à leur victoire retentissante aux élections locales de 1960.
Suite à l’indépendance du Rwanda en 1962, le nouveau gouvernement a expulsé les Tutsis de la sphère politique, leur interdisant l’accès aux études supérieures et aux emplois rémunérateurs.
Jacqueline Mukamana, survivante tutsie du génocide de 1994, se rappelle le moment où elle a pris conscience de son identité : « Je ne me rendais pas compte que j’étais Tutsie avant de faire face à la discrimination à l’école, avec des politiques en faveur des enfants hutus. »
En octobre 1990, le Front patriotique rwandais (FPR), composé d’exilés tutsis d’Ouganda, a affronté les forces gouvernementales rwandaises, exigeant leur droit de rentrer chez eux et d’être reconnu comme citoyens rwandais.
Au milieu de l’escalade des tensions, des acteurs extérieurs ont davantage compliqué la situation. La France, en quête d’influence en Afrique, a apporté son soutien au régime hutu pro-français, fournissant des armes et des formations pour réprimer les forces tutsies, qui avaient des liens étroits avec d’anciennes colonies britanniques comme l’Ouganda.
En août 1993, le gouvernement rwandais, dirigé par le président hutu Juvénal Habyarimana, et le FPR ont signé les accords d’Arusha pour résoudre des questions clés telles que le partage du pouvoir et le rapatriement des réfugiés dans le but de mettre fin à une guerre civile prolongée.
Le 6 avril 1994, l’assassinat tragique de M. Habyarimana et du président burundais Cyprien Ntaryamira dans l’attentat visant leur avion près de l’aéroport de Kigali a été le catalyseur qui a mis le feu à la poudrière du conflit au Rwanda, plongeant le pays dans ses heures les plus sombres.
COUPER LES GRANDS ARBRES
Dans le chaos qui a suivi l’attentat contre l’avion présidentiel, les extrémistes hutus n’ont pas tardé à prendre le contrôle de la situation et à former un gouvernement intérimaire. A Kigali, des unités de l’armée et des milices hutues ont érigé des barrages routiers, examinant minutieusement les classifications raciales figurant sur les cartes d’identité.
Les massacres orchestrés ont commencé, les antennes propageant les émissions venimeuses de la Radio Télévision Libre des Mille Collines (RTLM) qualifiant les Tutsis de « cafards » et incitant les Hutus à « couper les grands arbres ».
Armés de machettes et nourris d’une rhétorique haineuse, les civils hutus se sont jetés sur leurs voisins tutsis, déclenchant une vague de carnage qui a englouti la ville. En une semaine, les rues de Kigali ont été rougies par le sang de 20.000 victimes.
L’horreur s’est rapidement répandue dans tout le pays, alors que des années de cohabitation entre les villageois les rendaient extrêmement conscients de l’identité ethnique de leurs voisins. Les Tutsis qui cherchaient à s’abriter dans les champs, les forêts, les marais et les collines n’ont trouvé aucun refuge face aux assauts incessants.
« J’ai perdu 65 membres de ma famille. Finalement, nous avons réussi à retrouver et à enterrer 21 d’entre eux », a confié Mme Mukamana qui a pu s’échapper et est retournée sur les lieux du massacre de sa famille.
Avec d’autres survivants, elle a fui pour se réfugier dans l’église voisine de Nyamata, qui était bondée de civils effrayés et désespérés. « Nous pensions que personne ne tuerait personne dans l’église, mais bientôt les milices sont arrivées et l’ont attaquée avec des grenades et des armes à feu ».
Pendant 100 jours, le Rwanda a sombré dans un maelström de violence et de désespoir. Le sang a coulé à flots, maculant les maisons, les champs et les routes, illustrant le sinistre testament du génocide. Les infrastructures publiques étaient en ruine et le spectre de la mort planait, jetant un voile sombre sur la nation.
La plainte d’un survivant est exposée sur le mur de la salle d’exposition du Centre commémoratif du génocide de Kigali : « Lorsqu’ils ont dit ‘plus jamais ça’ après l’Holocauste, est-ce que cela s’adressait à certaines personnes et pas à d’autres ? ».
LA TRAHISON DE LA COMMUNAUTE INTERNATIONALE
« C’était la communauté internationale qui nous a tous déçus, contre le mépris ou la lâcheté », a dénoncé M. Kagame dans son discours lors de la cérémonie du 30e anniversaire du génocide.
« Quand on parle de la communauté internationale, elle signifie essentiellement les pays puissants, le monde occidental », a dit M. Ngendahimana.
Lorsque la tragédie s’est produite en 1994, des responsables américains ont hésité d’employer le terme « génocide », contournant les obligations juridiques découlant de la convention sur le génocide adoptée par les Nations Unies.
Le président américain d’alors, Bill Clinton, a déclaré dans un discours durant les cent jours : « Que nous soyons impliqués ou non finalement dans un conflit ethnique dans le monde doit dépendre du poids cumulatif des intérêts américains en jeu ».
En juillet 1994, quand le FPR dirigé par Paul Kagame a pris le contrôle de Kigali et sous peu l’ensemble du pays, la tragédie de cent jours a été close.
Or, alors même que le Rwanda faisait face aux répercussions du génocide, les échos du colonialisme ont continué de se propager à travers le continent africain.
Ngendahimana a noté que le divisionnisme créé par l’occupation coloniale avait toujours un effet néfaste sur les pays africains. « Nous avons été forcés de rejeter nos valeurs, langues et identités et d’embrasser une identité étrangère et cet héritage colonial a entraîné des conflits et guerres dans des pays africains tels que le Nigeria, le Cameroun, la Somalie, le Soudan et autres ».
LE PARDON ET LA RECONCILIATION
En juillet 1994, le FPR a mis en place un gouvernement d’unité nationale composé de représentants hutus et tutsis, marquant ainsi une étape décisive dans le dépassement des divisions profondes qui avaient déchiré la nation.
La révision de la Constitution, qui a vu la suppression des catégories ethniques sur les cartes d’identité, a été au cœur des efforts de réconciliation. Les Rwandais, désormais plus définis par des étiquettes Hutu ou Tutsi, mais ayant adopté une identité commune en tant que Rwandais, unis dans leur humanité commune.
A la suite des atrocités, le pays a été confronté à une grave pénurie de juges capables de statuer sur un nombre stupéfiant d’affaires. Avec plus de 100.000 personnes accusées d’avoir participé au génocide, le gouvernement a cherché des solutions innovantes pour rendre la justice et faciliter le rétablissement.
Les tribunaux populaires « gacaca » sont donc apparus comme un mécanisme de réconciliation unique et transformateur. Se déroulant au sein des communautés, ces tribunaux de base ont offert aux victimes et aux auteurs de crimes une plateforme pour affronter la vérité, demander pardon et favoriser la compréhension.
Mme Mukamana a elle-même assisté à ces procédures. « Les auteurs m’ont dit la vérité, ils m’ont demandé pardon, ils ont dit qu’ils avaient été trompés par le régime génocidaire, ils m’ont informé de l’endroit où ils avaient jeté les restes de membres de ma famille. J’ai réussi à retrouver les restes de mes proches et je leur ai donné une sépulture décente ».
Depuis leur création en 2002, plus de 12.000 tribunaux « gacaca » ont été convoqués à travers le Rwanda, statuant sur plus de 1,9 million d’affaires.
RENAITRE DE SES CENDRES
Avec un paysage politique stable, une sécurité solide et un engagement en faveur d’une gouvernance transparente, le Rwanda a connu un développement économique et social remarquable ces dernières années.
Selon la Banque mondiale, l’économie rwandaise a enregistré une croissance remarquable, avec un taux annuel moyen de 7,2% et une augmentation correspondante du PIB par habitant de 5% entre 2009 et 2019. Kigali a reçu un prix d’honneur de l’ONU-Habitat en 2008, devenant ainsi la première ville africaine à l’obtenir.
S’inspirant des traditions locales de soutien communautaire, le Rwanda a lancé une série de solutions locales visant à accélérer le développement socio-économique. Le programme « Girinka », par exemple, distribue des vaches à des familles pauvres, à condition que le premier veau né soit donné à une famille voisine, ce qui favorise à la fois l’émancipation économique et la cohésion sociale.
Mme Mukamana a créé une coopérative appelée Duterimbere avec une douzaine de femmes du village, vendant des décorations faites à la main pour subvenir aux besoins de leurs familles. « Duterimbere signifie ‘aller de l’avant avec enthousiasme' », a-t-elle dit, en ajoutant : « Notre village renaît des cendres du génocide ».
« Après la dévastation de 1994, le Rwanda s’est trouvé à la croisée des chemins », a observé M. Gasominari. « Pourtant, grâce à des choix délibérés de réconciliation, de reconstruction et de renouveau national, le Rwanda est devenu un brillant exemple de résilience et de progrès ».
En tant que membre du Sud global, le renforcement de la coopération Sud-Sud est une orientation importante de l’engagement extérieur du Rwanda. L’Initiative de coopération du Rwanda, financée par le gouvernement, a été lancée en 2018 pour présenter les innovations transformatrices du pays aux partenaires mondiaux et pour renforcer les échanges et la coopération entre les pays en développement dans leur quête de développement.
En 2018, le Rwanda a rejoint l’Initiative la Ceinture et la Route (ICR) proposée par la Chine. Selon des statistiques, les autoroutes construites par des entreprises chinoises représentent plus de 70% du kilométrage total du pays, devenant les artères du développement économique et social du Rwanda, interconnectant le pays enclavé et le reliant à ses pays voisins.
« Je salue la manière dont la Chine s’engage avec l’Afrique, y compris sa collaboration avec le Rwanda. Le Forum sur la coopération sino-africaine (FCSA), lancé par la Chine, n’est pas un moyen de colonisation, mais plutôt une plateforme destinée à favoriser la collaboration entre les peuples. Le modèle de développement chinois, qui vise à faire passer la nation de la pauvreté à la prospérité, est une source d’inspiration pour les autres pays en développement », a déclaré M. Ngendahimana.
Lors de la cérémonie commémorant la Journée des Nations Unies pour la coopération Sud-Sud en septembre dernier, Manasseh Nshuti, ministre d’Etat en charge de la Communauté de l’Afrique de l’Est au sein du ministère rwandais des Affaires étrangères et de la Coopération internationale, a souligné l’importance de la coopération Sud-Sud.
« J’invite chacun d’entre nous à s’arrêter pour contempler l’immense potentiel que recèle la coopération Sud-Sud. Elle ne se limite pas à l’échange d’idées ou à la signature d’accords ; il s’agit de forger des liens de solidarité durables qui élèveront nos nations et transformeront notre avenir collectif », a déclaré M. Nshuti.
by Xinhua